Analyse: Dr. Jekyll et Mr. Hyde en littérature et au cinéma

L’étrange cas du Dr.Jekyll et de Mr. Hyde; le livre et ses adaptations cinématographiques.

Affiche du film de 1920
Affiche du film de 1941
  
Vers la fin du XIXe siècle,  Robert Louis Stevenson, auteur à succès de roman d’aventures, nous a offert un personnage des plus intrigants, le Dr. Jekyll. En 1887, la nouvelle L’étrange cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde paraît dans les librairies, et devient rapidement un classique de la littérature anglaise. Le mythe créé par cette nouvelle, avec la dichotomie du bien et du mal chez une même personne, bouleverse la société de l’époque. Une société bourgeoise très croyante, qui s’en remet à Dieu pour tout ce qu’elle ne contrôle pas, et qui est effrayée par les avancées scientifiques. La nouvelle de Stevenson, en version littéraire,  reste unique. Personne ne s’est amusé à réécrire l’histoire. Par contre, si on pense aux adaptations cinématographiques, il y en a eu des dizaines, et elles sont toutes différentes les unes des autres. Certaines ont eu un franc succès, d’autres ont été un flop total. Beaucoup de facteurs déterminent le succès d’un film, tout comme plusieurs éléments sont nécessaires pour qu’une nouvelle d’épouvante fasse effet. Seulement, il faut se demander si ce qui est bon pour l’un est bon pour l’autre, et vice versa. Est-ce les similitudes entre la nouvelle et les films qui en ont fait des succès, ou bien est-ce les différences que les réalisateurs se sont permis d’ajouter? Dans l’analyse suivante, nous tenterons de définir l’univers de la nouvelle initiale, ainsi que celui de deux adaptations cinématographiques, soit celle de 1920, par John S. Robertson et de 1941, par Victor Fleming. Nous observerons le contexte historique de l’époque à laquelle l’action se déroule, les personnages présents, le choix des personnages (ajout ou disparition), ainsi que les problèmes et les questions qui se posent lorsqu’on passe du littéraire au filmique.



1.      La société victorienne de l’époque…
L’étrange cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde est une nouvelle d’épouvante que Stevenson a écrite en 1885, et qui a été publiée en 1887. Un aspect très intéressant à observer dans la nouvelle est la société de l’époque. La société victorienne de la fin du XIXe siècle est une société très superficielle et superstitieuse. Elle est très croyante, il faut laisser le sort des hommes entre les mains de Dieu, et ne pas tenter le diable avec des pratiques scientifiques trop hétérodoxes. Elle est très axée sur l’apparence physique, la beauté et la bienséance. Une bonne conduite est de mise, surtout pour les gens de la haute société. Et ceux qui n’en font pas partie, ils ne valent pas mieux que de la vermine. Les gens nobles les regardent de haut, les méprisent. À vrai dire, à cette époque, la société est divisée en deux groupes bien distincts; la bourgeoisie et les pauvres. Les nobles ont des idéaux et un désir de bien paraître excessif. Ils valent mieux que tout le monde. Et surtout, ils valent mieux que ces pauvres qui traînent dans la rue, si repoussants et si laids[1]
1.1 … dans la nouvelle.
Dans la nouvelle de Stevenson, le Dr. Jekyll vit dans cette bourgeoisie. Étant un médecin réputé, travaillant pour des œuvres de charité, bel homme et véritable gentleman, Jekyll a une réputation des plus respectables auprès de ses amis et de la population. Bien qu’il ait des idées plutôt avant-gardistes, surtout dans ses recherches scientifiques, il est très apprécié de ses voisins et amis. Mr. Hyde par contre, n’inspire que dégoût, et effroi. Il fait frémir tous ceux qui croisent son chemin, laissant une désagréable impression, comme si en le croisant, les gens croisaient le diable. Pour une société croyante comme celle de l’époque, ce n’est pas de bon augure que de rencontrer le démon en marchant dans la rue. Hyde est petit, poilu et habillé dans des vêtements trop grands pour lui. La peur qu’il inspire ne fait qu’accroître lorsqu’on apprend le meurtre de Sir Danver Carew, l’homme le plus influent du village, car on découvre que c’est Hyde le meurtrier.  
Pour faire un parallèle avec la vie de l’époque, le Dr. Jekyll pourrait représenter l’homme idéal de la société victorienne. Un homme de haut rang, exerçant métier honorable, séduisant, charismatique, et avec de l’ambition. Toutefois, à cause de ces pensées scientifiques trop modernes, il trouble la routine et le confort de son entourage. Mr. Hyde, pour sa part, pourrait représenter les pauvres de la société, avec son apparence rachitique qui inspire le mépris, et ses manières bestiales et cruelles. Toutefois, il pourrait représenter davantage les riches, s’il est question des pulsions refoulées. Tous les nobles veulent bien paraître, faire bonne figure ou bonne impression et se disent au-dessus de toutes les barbaries des pauvres. Mais ils sont tous un peu hypocrites, car au plus profond d’eux-mêmes, ils ne demanderaient pas mieux que de laisser libre cours à leurs pulsions et à leurs désirs. Hyde, qui se moque des conventions et de ce qui est bien, fait ce qui lui plaît, peu importe si c’est dérangeant ou non. 
1.2 ... dans le film de 1920
Dans l’adaptation cinématographique de 1920, l’une des premières à avoir été faite, l’idée de la société croyante et sophistiquée se voit beaucoup dans les allures des personnages, leur façon de vivre, de se vêtir. Les femmes avec les grandes robes à plusieurs jupon, les collets remontés jusqu’au cou et les chapeaux à plumes, et les hommes avec les vestons-cravates et les chapeaux haut-de-forme. Même dans leur discussion, dans leur façon de parler, il est possible de percevoir l’influence bourgeoise. Dans le choix des termes employés et des sujets de discussion par exemple. Bien qu’il s’agisse d’un film muet, il y a des affiches qui permettent de montrer ce que les personnages se disent, et le texte des dialogues est plutôt recherché, ou du moins les tournures de phrases sont typiques de l’époque. Par exemple, lorsqu’un gentilhomme invité à la reception de Sir Danver Carew tente de séduire une jeune femme, il lui murmure à l’oreille : «My dear lady Camden, a beautiful lady like you is Paradise for eyes but Hell for the soul». Avec cette citation, on remarque que même lorsqu’une femme se fait complimenter, on retrouve l’idée du ciel et de l’enfer.
Le thème de la religion est d'ailleurs très présent dans le film[2]. La société victorienne de la fin du XIXe siècle est une société très croyante et donc, le paradis et l’enfer sont courants dans les discussions. Il y a aussi le thème du bien et du mal, ou encore celui de laisser à Dieu ce qui lui revient de droit. Un exemple qui montre bien que les gens n’aiment pas que la science se mêle à la religion, c’est lorsque Jekyll voit un avancement dans ses recherches et fait part de sa découverte à son ami Lanyon. Il lui dit qu’il commence tout juste à découvrir ce que la science peut faire sur le corps et l’esprit de l’homme, mais Lanyon n’est vraiment pas d’accord avec cette idée, et reproche à Jekyll de jouer avec le surnaturel.
Just Can't Get Enough
            Il y a aussi d’autres aspects dans le film qui rappellent au spectateur l’époque dans laquelle a lieu l’histoire. D’abord, les grandes maisons luxueuses; les lustres, les grands tapis et les beaux tableaux, les domestiques et finalement, les habits des personnages. Tous ces éléments montrent bien la noblesse, l’idée de grandeur et le désir de faire bonne impression ou de bien paraître et ils sont présents dans la nouvelle comme dans les films. On retrouve l’époque dans laquelle se déroule l’action dans la psychologie des gens aussi, comme lorsqu’un homme veut courtiser une jeune femme. Il ne peut le faire sans l’approbation du père de cette dernière,  et il sera toujours surveillé. Et si un homme veut demander la main de la jeune femme qu’il aime, il doit obtenir la bénédiction du père.[3] Cette pratique est courante à la fin du XIXe siècle, et c’est pourquoi on peut la percevoir comme une coutume de l’époque. Cependant, on ne retrouve pas cette coutume dans la nouvelle de Stevenson, elle est seulement présente dans les films et la raison d’une telle absence est fort simple: c’est parce qu’il n’y a pas de femmes dans le livre. Les adaptations cinématographiques ont probablement ajouté des personnages féminins pour donner une petite romance à l’histoire. Probablement dans le but d’attirer le plus grand public possible, pas seulement les gens qui aiment la science-fiction, mais aussi les jeunes femmes un peu romantiques, puisqu’il y a un jeu de séduction et une histoire d’amour grâce à l’ajout des personnages féminins.
Finalement, dans le personnage de Hyde, on retrouve tout ce que la haute société reproche aux pauvres. Il est laid, malfaisant, méprisant, méchant, à tel point qu’il effraie ceux qui croisent sa route. Les gens en ont peur et ne veulent pas le côtoyer. Dans la nouvelle, Hyde pouvait être associé  aux pauvres,  mais dans les films, il peut aussi refléter les plus bas instincts des bourgeois, toute leur hypocrisie et leurs désirs refoulés. Hyde n’a pas peur, ne se cache pas lorsqu’il sort dans les cabarets. Il ne se gêne pas pour dire tout ce qu’il pense, ni même pour courtiser les serveuses, parfois même de manière un peu déplacée. Il fait venir une serveuse à sa table, lui demandant d’apporter du champagne pour deux, et lui en offre en étant très insistant, l’obligeant de force à boire avec lui, alors que tout gentleman aurait accepté un refus, ou aurait tenté de convaincre poliment et gentiment la serveuse. Hyde, lui, se sert de la peur qu’il inspire pour obtenir ce qu’il veut. Il n’a aucun scrupule, ni aucune retenue, et c’est ce qui fait qu’il représente le côté plus sombre des hommes de l’époque.

1.3  … dans le film de 1941

Dans le film de Victor Fleming, la version de 1941, c’est aussi dans le choix des décors et des costumes, en premier lieu, qu’on représente la bourgeoisie de l’époque victorienne. Les dames sont habillées dans de grandes robes à plusieurs jupons, coiffées de chapeaux extravagants, et les hommes sont vêtus de pantalons chics, sombres et rigides, avec chemise, gilet d’homme, veston et ils portent des chapeaux haut-de-forme. Les maisons aussi sont très typiques de la bourgeoisie londonienne du XIXe siècle. Il y a de longs escaliers avec des rampes sculptées en bois, de grands salons de réception, des tables pouvant accueillir une douzaine de personnes, et un majordome qui accueille le maître de maison à son arrivée.
Dans le film, la bourgeoisie n’est pas perçue uniquement dans le personnage du Dr. Jekyll, mais aussi dans tout son entourage. Dans la nouvelle, cette idée est un peu moins présente. Stevenson a surtout mis l’accent sur Jekyll, sur son apparence, ses ambitions, sa personne et il parle peu de son entourage. Dans le film, l’entourage du personnage principal permet d’illustrer la bourgeoisie, toute la noblesse de l’époque. Toutefois, la pauvreté est moins présente dans la version de 1941. Mr. Hyde est moins repoussant que dans la version de 1920, et attire moins le  mépris du qu’ont les riches envers les pauvres et leur physique. Cependant, il n’en est pas moins cruel ni moins méchant, il est seulement mieux habillé. La décision de vêtir Hyde plus proprement viendrait rejoindre l’idée qu’il représente les pulsions refoulées des bourgeois; il a la même apparence que les hommes nobles, mais il agit en laissant libre cours à ses instincts, même si cela est désapprouvé par la société.
 Aussi, la société croyante mentionnée un peu plus tôt est frappante dans ce film. Le premier plan du film est le clocher d’une église, puis il y a un travelling vertical qui permet de voir l’église en entier pour ensuite aller assister à la messe à l’intérieur. Tout de suite, en début de film, le réalisateur veut nous plonger dans le monde religieux dans lequel vivent les bourgeois. Il nous impose la messe, pour nous montrer la population croyante de l’époque. Tout le monde est présent dans l’église, en habit du dimanche et écoutant attentivement le curé. Un plan nous présente le docteur Jekyll, nous montrant quel homme droit et sérieux il est, comment il cadre bien dans la société. La célébration est toutefois interrompue par un homme dément qui proclame des insanités, ce qui sera l’élément déclencheur des recherches de Jekyll. Il tentera de guérir cet homme. La réaction de la foule, affirmant que l’homme est fou de parler ainsi, de critiquer Dieu et d’insulter le curé montre bien la mentalité de l’époque. Les gens sont très croyants, et ont même peur d’insulter le seigneur, ou de déroger du droit chemin. 
1.4 Comparaison
À travers les trois œuvres, bien qu’il y en ait une qui soit écrite et les deux autres filmées, il est assez facile de bien comprendre la mentalité de l’époque. De riches hommes qui veulent à tout prix faire bonne figure puisque la société l’exige, ne devant en aucun cas se laisser prendre par le vice. Jekyll tente de passer outre les règles de bonne conduite en se transformant, pour ainsi pouvoir assouvir ses désirs sans être reconnu. Toutefois, une différence majeure entre la nouvelle et les adaptations cinématographiques, c’est la présence de la religion. Dans les deux films, l’Église joue un rôle bien important, tandis que dans l’œuvre littéraire, on l'évoque très peu. Peut-être que c’est parce qu’à l’époque où Stevenson  a écrit sa nouvelle, l’Église n’était pas un sujet dont les gens pouvaient se servir comme leur bon vouloir, c’était vraiment sacré pour la société, et peut-être qu’il y avait des représailles pour ceux qui osaient parler de l’Église dans leurs textes. 

2. Les personnages principaux …
a)Dr. Jekyll et Mr. Hyde
Ce qui est particulier dans l’histoire, ce n’est pas seulement qu’il y ait deux personnages principaux, mais bien que les deux personnages soient dans la même personne. Le Dr. Jekyll, comme il est expliqué un peu plus haut, est un homme important dans la société. Le fait qu’il soit médecin, un homme de haut rang et avec une réputation des plus honorables rend l’histoire encore plus scandaleuse, puisque les nobles de l’époque n’avaient pas droit au plaisir extravagant et devaient toujours bien paraître. Mr. Hyde, lui, est un être cruel, laid et immoral. Il n’a aucun scrupule et ne se gêne pas pour commettre des actions impardonnables. Il est le diable en personne, et il inspire crainte et effroi à tous ceux qui le voient. Ces deux personnages cohabitent dans un même corps, soit celui du Dr. Jekyll. En fait, Mr. Hyde est le côté obscur du docteur, il est son mauvais double. Toutes les pulsions refoulées et les désirs enfouis du Dr. Jekyll ressortent dans le personnage de Mr.Hyde. 
2.1 ...dans la nouvelle
Dans la nouvelle, le Dr. Jekyll fait des expériences pour tenter de diviser le bien du mal chez une même personne, car il croit intimement qu’il y a deux facettes qui cohabitent chez l’homme[4]. Son entourage désapprouve ses expériences, mais lui veut prouver à tous qu’il a raison. Il se met donc à l’œuvre et réussit à concocter une potion qui divisera le bien du mal qu’il y a en lui. Il nommera ce mal Mr. Hyde. Mr. Hyde n’est donc que le fruit d’une expérience du Dr. Jekyll. Au début contrôlé, Mr. Hyde échappera bien vite à la volonté du docteur. Il commettra des actes terrifiants et inadmissibles, et le docteur ne pourra rien y faire. Avec les descriptions fournies dans le livre, on peut facilement imaginer Hyde comme un petit être clopinant, avec une lueur de démence dans les yeux et un air louche. Il a le dos recourbé et de grands yeux exorbités, avec des mains toutes velues, comme son visage.

2.2 …dans le film de 1920
 Dans l’adaptation de 1920, le Dr. Jekyll a encore une fois le même statut de médecin honorable, travaillant dans des œuvres de charité, de famille noble et apprécié de tous. Cependant, la raison pour laquelle il décide de concocter la potion est différente. Au départ, l’idée de la présence du bien et du mal en chaque homme est la source principale des recherches du docteur, mais après une visite dans un cabaret des bas-fonds de Londres, il ne peut plus s’empêcher de penser à la serveuse et souhaite aller la rejoindre. Toutefois, son rang le lui interdit, tout comme le fait qu’il soit fiancé. Alors, il décide d’avaler sa potion, sans même avoir fait de test pour savoir si c’était dangereux ou non, et c’est là qu’apparaît Mr.Hyde. Un homme terriblement laid, bossu, avec de longs doigts aux ongles écaillés, les cheveux longs, gras, la tête en cône; le Dr. Jekyll n’est plus. Il est impossible de le reconnaître. Ce sont donc les bas instincts du docteur qui prennent le dessus et il peut se rendre dans ce bar pour retrouver la serveuse sans risquer de perdre sa réputation de gentilhomme.
2.3 …dans le film de 1941
Dans l’adaptation de 1941, c’est aussi à cause d’une femme que le Dr. Jekyll se transforme. Toutefois, ce n’est pas la raison première. Initialement, c’est pour aider un homme qui a subi des changements dans son comportement suite à une exposition à des produits radioactifs. L’homme a des crises de colère soudaines et ne se contrôle plus. Jekyll veut l’aider en éliminant le mal de son âme, mais lorsqu’il a finalement des tests concluants pour sa potion (tests qu’il effectuait sur de petits animaux de laboratoire qu’il avait en sa possession), l’homme est décédé. Le docteur est convaincu de sa théorie, mais personne ne veut le croire. Un soir, il sort avec un de ses confrères médecin, et il porte secours à une jeune femme. Cette dernière, tombée sous le charme du Dr. Jekyll, lui fait quelques avances, mais le docteur, fiancé, la repousse gentiment. Elle réussit toutefois à lui voler un baiser, et c’est comme ça qu’elle s’immisce  dans l’esprit de Jekyll. À partir de ce moment, c’est le désir de rejoindre cette femme, sans nuire à sa réputation ni à ses fiançailles, qui le pousse à avaler sa potion et à devenir Mr.Hyde. Lorsqu’il est Mr.Hyde, il peut tout se permettre. Il est méchant, et rien ne le dérange, la douleur des autres ne l’atteint pas. 
2.4 Comparaison
 La naissance de Mr. Hyde est due, dans les trois œuvres, à la théorie du Dr. Jekyll affirmant que l’homme est divisé en deux, le bien et le mal. Cependant, dans les adaptations cinématographiques, ce n’est pas le désir de prouver aux autres qu’il a raison et que la science évolue, comme dans la nouvelle, qui pousse Jekyll à avaler sa potion. Dans les films, c’est son désir pour une autre que sa fiancée qui le pousse à se changer en Mr. Hyde. Les pulsions et les bas instincts des hommes bourgeois de l’époque vivent en Hyde, et c’est là la principale différence entre la nouvelle littéraire et les films. La raison de la transformation n’est pas la même. Les réalisateurs ont mis en avant-plan les problèmes de conscience de Jekyll par rapport à sa relation amoureuse, au lieu de la science. Peut-être dans le but d’attirer un plus grand public? Quoi qu’il en soit, le fait d’ajouter des personnages féminins vient changer le sens de l’histoire, car elles deviennent la cause principale de la transformation de Jekyll.
b) Mr. Utterson vs. Le sexe féminin
2.1 …dans la nouvelle
Dans la nouvelle, en plus du Dr.Jekyll et de Mr.Hyde, il y a un autre personnage important, le notaire du docteur, Mr. Utterson. C’est à travers ses yeux que nous apprenons tout ce qui se passe, nous savons les mêmes choses que lui, parce que c’est lui qui mène l’enquête sur ce mystérieux Mr.Hyde. Mr. Utterson pourrait lui aussi, en un sens, représenter la société victorienne de l’époque, car il réunit toutes les caractéristiques du parfait bourgeois[5]. Il exerce un métier respectable, il ne se laisse jamais tenter par le vice, ni par les excès, il refuse même de boire du vin parce qu’il sait qu’il pourrait rapidement devenir soul, tellement il aime cette boisson. Il ne fait jamais rien d’extravagant, ni de dérangeant, il garde sa place dans les rangs de la société, n’entretenant que des relations convenables[6]. Son point de vue dans l’histoire est important, car il est un ami proche du Dr. Jekyll, et il donne son avis sur la nouvelle relation entre Jekyll et Hyde. Lorsqu’il apprend que son ami entretient des relations avec Mr. Hyde, si vil et cruel, il s’inquiète pour Jekyll. Il désapprouve le choix du docteur, et c’est pourquoi il enquête sur Mr. Hyde. Contrairement aux films, il n’y a pas de personnage féminin dans la nouvelle de Stevenson, c’est vraiment le désir de prouver que sa théorie est vraie qui le pousse à tester sa potion.
2.2 …dans le film de 1920
Dans l’adaptation de 1920, Mr.Utterson est pratiquement absent, ou du moins très peu présent. On ne le mentionne qu’à deux reprises, et ce ne sont pas des interventions très importantes. Toutefois, il y a deux nouveaux personnages dans le film : la fiancée du Dr.Jekyll et la serveuse du bar. C’est d’ailleurs le désir qu’inspirent ces deux femmes au docteur qui est à l’origine de la création de Mr.Hyde. Le Dr. Jekyll est fiancée à une charmante jeune femme, la fille de l’homme le plus influent de la ville, mais lorsqu’il rencontre la jeune serveuse d’un bar des quartiers moins fortunés de Londres, il sent naître en lui un désir charnel pour cette femme. Il ne se laissera pas aller, par fidélité pour sa fiancée, mais Mr. Hyde, lui, n’est pas engagé envers personne, et il prendra plaisir à aller retrouver la serveuse. En Mr. Hyde, le docteur est méconnaissable, et il est donc libre de faire ce qui lui plaît. 
2.3 …dans le film de 1941
 Dans l’adaptation de 1941, le personnage de Mr. Utterson est complètement absent, ou inexistant. Les amis du docteur dans ce film sont le Dr. Lanyon et Mr. Enfield, mais il n’y a aucune trace de Mr. Utterson. Toutefois, les deux jeunes femmes sont présentes, suscitant les mêmes désirs chez Jekyll que dans l’autre version. 
2.4 Comparaison
 La disparition du personnage de Mr. Utterson dans les films a très certainement un lien avec la technique de narration. Il est peu recommandé pour un film de faire appel à un narrateur présent et de relater chacune de ses pensées et de ses découvertes, ou chacune de ses observations. Il a fallu se réapproprier l’histoire pour pouvoir la mettre à l’écran. Les réalisateurs ont donc changé la narration de Mr. Utterson pour un point de vue extérieur uniquement. Ayant perdu le rôle qu’il occupait dans la nouvelle littéraire, Mr. Utterson a tout simplement été enlevé pour éviter d’avoir un personnage inutile à gérer. Toutefois, toutes les intuitions, les découvertes et les recherches de Mr. Utterson nous sont présentées dans les films, comme lorsqu’il soupçonne Hyde d’avoir tué Jekyll, ou lorsqu’il attend Mr. Hyde près de la maison du Dr. Jekyll. On apprend les mêmes informations, mais d’une manière différente.

3.      Du littéraire au filmique; quelques questions d’adaptation…
Pour faire l’adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire, il faut d’abord réussir à s’approprier l’histoire[7]. Dans un roman, il y a des façons bien particulières de susciter l’intérêt, de créer une émotion ou d’exprimer l’intériorité d’un personnage[8]. De longues descriptions permettent au lecteur de bien s’imaginer une personne, un endroit, une action ou même un sentiment. Toutefois, même si l’intention lui est suggérée par des mots, le lecteur peut voir les choses d’une façon, et un autre lecteur aura sa façon à lui de voir le même roman. Dans un film, tout est déjà indiqué, ou montré. Le visage de l’acteur, sa couleur de cheveux, sa maison, sa voiture, comment il marche, sa façon de parler, il n’y a plus de place à l’interprétation. Bien qu’un film permette en un instant de présenter un personnage, physiquement parlant, il y a certaines choses qui lui sont tout simplement impossibles à faire. La description d’un paysage dans ses moindres détails par exemple. Ce qui va prendre dix pages de description dans un roman sera montré en un plan à l’écran. Il faut donc arriver à remanier l’histoire, ou même, à la dénaturer pour réussir à en faire un film, et finalement se rapprocher de l’œuvre initiale[9]. Bien que plusieurs éléments aient été changés ou transformés, pour permettre de faire des films avec la nouvelle de Stevenson, d’autres sont restés très semblables. Plus particulièrement la transformation physique du Dr. Jekyll en Mr. Hyde, et la cruauté des actions de ce côté diabolique. 
3.1  …dans la nouvelle
Dans la nouvelle, ce n’est pas la transformation physique du Dr.Jekyll qui est présentée en détail, car on le voit toujours soit en Jekyll, soit en Hyde. Ce sont ses actions qui sont décrites en profondeur. Toutes aussi monstrueuses qu’elles puissent être, elles sont expliquées dans les moindres détails. Lors du meurtre de Sir Danvers Carew, par exemple, la scène de la rencontre entre les deux hommes est relatée par une domestique qui observe depuis sa fenêtre. Elle peut donc raconter en détail ce qu’elle a vu, exposant les actions des deux individus. Quand Sir Carew arrête Mr. Hyde pour lui demander son chemin, celui-ci s’impatiente et se fâche contre le gentilhomme. La jeune femme explique la scène aux autorités, en leur décrivant ce qu’elle a vu et entendu : « Et à l’instant même, avec une fureur simiesque, il se mit à fouler aux pieds sa victime, et à l’accabler d’une grêle de coups telle qu’on entendait les os craquer et que le corps rebondissait sur les pavés.»[10]Les descriptions à travers tout le roman sont présentées ainsi, par des points de vue objectifs, car il s’agit toujours d’un œil extérieur. Ce ne sera jamais Hyde qui va raconter ce qu’il a fait, c’est toujours ce que les autres ont vu que le lecteur découvre.
3.2  ...dans le film de 1920
 Dans l’adaptation de 1920, le personnage de Mr. Hyde est vraiment repoussant, bien plus que ce qu’on pouvait imaginer dans le livre. Même sa démarche et sa gestuelle sont désagréables à regarder. Ils ont réussi à montrer la transformation du docteur en différentes étapes. Il y a un gros plan sur son visage, et par superposition de plans, on voit sa transformation en Mr.Hyde. L’effet est bien réussi, la transformation se produit lentement, permettant de montrer chacun des changements, qui mènent finalement à Mr.Hyde. Ses mains sont particulièrement importantes dans la transformation. Peut-être parce qu’elles deviennent les mains d’un meurtrier, d’un homme vil et cruel. Après quelques secondes, le Dr. Jekyll n’est plus, et Hyde part rôder dans les rues de Londres.
3.3  …dans le film de 1941
Dans l’adaptation de 1941, le réalisateur a lui aussi opté pour la superposition de plans pour présenter la transformation de Jekyll. Cependant, il n’a pas rendu le personnage laid à faire peur, il l’a plutôt vieilli, grossi et lui a donné des traits plus vulgaires et plus durs. On pourrait même dire plus vicieux. Fleming a voulu montrer que même les gens qui semblent les plus nobles ont des désirs et des pulsions refoulés, et c’est ce qu’il a montré dans les personnages de Jekyll et de Hyde. C’est pourquoi il lui a donné un air plus pervers qu’épeurant. Dans ce film, les actions du personnage sont très représentatives de sa personnalité. Lorsqu’il retourne au bar où travaille la jeune serveuse qui lui avait fait des avances, il ne se gêne pas pour être méchant avec les autres clients, et être présomptueux et désagréable. Il fait une jambette à un homme qui revenait à sa place, il crie des bêtises à un autre qui parle trop fort à son goût, et il dit des commentaires déplacés à la jeune serveuse. 
3.4  Comparaison
Dans les trois œuvres, il y a deux principales caractéristiques  pour Mr. Hyde: sa laideur physique et sa cruauté. Dans la nouvelle, c’est principalement ses actions qui sont décrites, car son apparence physique n’est jamais clairement identifiée. La terreur et l’effroi créé chez les personnes qui le croisent sont plus importants que l’apparence elle-même. Mais ce sont vraiment ses agissements qui le rendent méprisable pour les lecteurs. Dans les films, le physique est vraiment bien défini contrairement à la nouvelle. La première transformation est montrée avec lenteur pour permettre de voir toutes les transformations et les changements physiques. Plus le film passe, moins on montre la transformation, on voit le avant et le après, mais on ne montre plus chacune des étapes. On voit mieux la laideur du personnage dans les films que dans le livre, mais la cruauté des actions est tout aussi dérangeante dans les trois versions. Les descriptions en mots dans le livre sont montrées en images dans les films, permettant un aussi bon impact dans chacune des versions.
La nouvelle de Robert Stevenson, L’étrange cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde, est sans doute l’une des nouvelles les plus populaires de la littérature anglaise. Un aspect intéressant à observer dans la nouvelle, c’est le reflet de la société de l’époque de la fin du XIXe siècle, la société victorienne. La description faite dans le livre permet un bon aperçu des coutumes et des croyances de l’époque. Comment les gens agissaient, les sujets de discussions des hommes de la « haute société », ou encore l’idée des domestiques travaillant pour les nobles. Les films également ont permis de se faire une bonne idée des gens de cette époque avec les costumes, les décors et les comportements des personnages. Par exemple, lorsqu’un homme courtise une jeune femme, ou lors d’une soirée privée chez un homme important, les bonnes manières, la conduite à adopter. Tous ces éléments ont donné une bonne idée de la mentalité de l’époque. Les personnages principaux aussi sont importants pour bien comprendre. En fait, le plus intéressant, et c’est ce qui fait que l’histoire est si intrigante, c’est que les deux personnages principaux se retrouvent en une seule personne. Le changement physique est très important pour réussir à différencier les deux êtres, et cette transformation est aussi bien réussie dans le roman que dans les films. Finalement, l’adaptation est un point primordial dans cette analyse. Comme le sujet était la nouvelle de Stevenson et ses adaptations cinématographiques, il était impératif d’observer ce qui fait qu’une adaptation est réussi ou non, et ce que ça prend pour y arriver. Ce qu’il faut garder du livre, ou au contraire ce qu’il faut changer pour obtenir un résultat efficace.
Encore aujourd’hui, l’histoire du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde est très exploitée par le monde du cinéma. Un film dans lequel on peut reconnaître la nouvelle, sans qu'elle soit exactement la même, c’est Le masque (2003), un film de Charles Russell mettant en vedette Jim Carrey et Cameron Diaz. Le personnage principal de ce film découvre un masque et lorsqu’il le porte, il devient un personnage complètement extravagant qui n’a peur de rien et qui s’embarque dans des histoires abracadabrantes. Au lieu d’ingérer une potion, le personnage principal essaie le masque qu’il a découvert, et c’est lorsqu’il le porte qu’il se transforme. Même dans cette version moderne du mythe du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde, c’est une femme qui est la source du désir de transformation. Bien sûr, le tout se fait dans une comédie complètement hilarante. Il est donc possible d’utiliser la nouvelle de Stevenson autant pour des films d’épouvantes que pour des comédies amusantes, il suffit de savoir amener le sujet de la bonne manière.


[1] F. BARRET-DUCROCQ, «Le diagnostic : Les signes de la dépravation des classes populaires, Pauvreté, charité et morale à Londres au XIXe siècle-une sainte violence», p.42.
[2] SHMOOP UNIVERSITY, Shmoop Literature; Dr. Jekyll and Mr. Hyde by Robert Louis Stevenson, «a lively Learning Guide by Shmoop »,p.12.
[3] F. BARRET-DUCROCQ, «Le diagnostic : Les signes de la dépravation des classes populaires, Pauvreté, charité et morale à Londres au XIXe siècle-une sainte violence», p.42.
[4] SHMOOP UNIVERSITY, Shmoop Literature; Dr. Jekyll and Mr. Hyde by Robert Louis Stevenson, «a lively Learning Guide by Shmoop », p.44.
[5] SHMOOP UNIVERSITY, Shmoop Literature; Dr. Jekyll and Mr. Hyde by Robert Louis Stevenson, «a lively Learning Guide by Shmoop », p.45.
[6] L.BUTTLER, «”that damned old business of the war in the members”: The Discourse of (In) Temperance in Robert Louis Stevenson’s The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde», p. 15 et 18.
[7] F.SABOURAUD, L’adaptation, p.15.
[8] F.SABOURAUD, L’adaptation p. 49
[9]Ibid, p. 5 et 15
[10] R.Stevenson, L’étrange cas du Dr. Jekyll et Mr. Hyde, p.29.


        Médiagraphie

BARRET-DUCROCQ, Françoise, «Le diagnostic : Les signes de la dépravation des classes populaires, Pauvreté, charité et morale à Londres au XIXe siècle-une sainte violence», coll. «Recherches politiques», Paris, Presse universitaire de France, Janvier 1991, p. 32-44

BUTLER, Lisa, «”that damned old business of the war in the members” : The Discourse of (In)Temperance in Robert Louis Stevenson’s The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde» Romanticism on the net, Université de Montréal, Numéro 44, Novembre 2006,  Wilfrid Laurier University, 22 p.

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